"Les Ukrainiens sont dans une guerre existentielle" : entretien avec la spécialiste de l'Ukraine Alexandra Goujon

Publié : 24 février 2023 à 12h10 par Étienne Escuer

Rassemblement de soutien à l'Ukraine à Orléans, en février 2022.

Crédit : Rédaction / Etienne Escuer

Un an jour pour un jour après l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022, entretien avec Alexandra Goujon, maitresse de conférence à l’université de Bourgogne, spécialiste de l’Ukraine et autrice de l’ouvrage l’Ukraine de l’indépendance à la guerre, aux éditions du Cavalier bleu.

 


Quel est l’état d’esprit des Ukrainiens, après un an de guerre ?


 


Alexandra Goujon : La population est clairement déterminée. Bien évidemment, il y a une fatigue qui est liée à la guerre, avec des combats très difficiles sur une partie du territoire, des bombardements sur les infrastructures civiles qui affectent le quotidien des Ukrainiens, avec des problèmes d'approvisionnement en électricité, des problèmes de chauffage. Mais la détermination des Ukrainiens ne faiblit pas. On recueille un certain nombre de témoignages, et ces témoignages nous disent, en gros, que les Ukrainiens n'ont pas le choix. Ils sont dans une guerre existentielle et donc ils ne peuvent pas faiblir. Il y a une phrase qui résume assez bien cette réalité et qui a été évoquée dès les premières semaines de la guerre : « Si les Russes arrêtent de combattre, la guerre s'arrête. Si nous Ukrainiens arrêtons de combattre, l'Ukraine cesse d'exister. »


 


 


C’est donc une question de survie pour les Ukrainiens ?


A.G. : C'est une question de vie, tout simplement, plutôt que de survie. C'est une question de pouvoir continuer à vivre dans leur propre état et de ne pas être soumis à l'agression et à la menace du voisin. Une menace qui pèse directement sur la vie des Ukrainiens, la vie quotidienne, mais aussi, si l’on regarde ce qu’il s'est passé dans certaines régions, sur une conquête territoriale qui s'accompagne de crimes de guerre. Il y a quelque chose que nous n'avons pas forcément mesuré en Europe de l'Ouest, c'est que la guerre a commencé dans le Donbass en 2014 et que les Ukrainiens ont été et pour certains sont restés mobilisés depuis ce moment-là. La grande différence avec février 2022, c'est que l'invasion massive de la Russie a entraîné une mobilisation sans précédent, notamment une mobilisation de ceux qui ne l'avaient pas été auparavant ou de ceux qui s'étaient mobilisés en 2014, 2015, 2016 et qui s'étaient retirés de cette mobilisation. C'est pour cela d'ailleurs que l’on peut parler de guerre totale. Toute la population est mobilisée et pas simplement les soldats sur le front. Il n'y a pas qu'une mobilisation militaire, il y a aussi une mobilisation sociale et citoyenne. Certains Ukrainiens sont, comme en 2014, devenus bénévoles presque à temps plein. D'autres alternent ou combinent leur vie professionnelle et le bénévolat. Et puis d'autres encore, qui sont trop occupés par leur travail, aident en participant financièrement à des actions de bienfaisance ou à des actions d'aide matérielle, par exemple à l'armée.  


 


 


La résistance ukrainienne était-elle prévisible ?


 


A.G. : De ce que nous connaissons de l'Ukraine, notamment la révolution de Maïdan de 2013, 2014, cette résistance était prévisible. Pourquoi ? Parce qu'une mobilisation citoyenne avait existé dès cette période pour aider à l'évacuation des populations qui étaient touchées par les bombardements dans le Donbass, pour aider les déplacés internes, pour aider l'armée qui était extrêmement faible. On avait constaté aussi qu'il y avait un engagement militaire de certains citoyens. C'est ce qu'on a appelé à l'époque les bataillons volontaires. Dès l'automne 2021, des citoyens participaient déjà à des entraînements militaires, se préparaient à devoir défendre leur territoire. Un sondage qui est paru juste avant l'invasion, le 17 février, constatait une augmentation des Ukrainiens qui se disaient prêts à résister à une intervention russe. On était à peu près à 57 %, tout en précisant que les Ukrainiens ne pensaient pas à ce moment-là que cette invasion serait aussi massive. Ils pensaient qu'il y aurait une relance en quelque sorte de l'intervention russe dans le Donbass et pas nécessairement sur l'ensemble du territoire ukrainien.


 


 


Vladimir Poutine, en tout cas, ne s’attendait pas à cette résistance aussi massive.


A.G. : Il y a un doute sur l'information qui a été transmise au Kremlin, puisque le sondage que je citais montre qu'on a une préoccupation en Ukraine et qu'on voit une mobilisation qui se dessine et surtout qui s'appuie déjà sur une mobilisation préexistante. On ne sait pas si les Russes étaient informés et n'ont pas transmis aux Kremlin, si le jusqu'au-boutisme du Kremlin l'a emporté sur une connaissance des faits, mais il est fort probable que l'ampleur de la résistance ait effectivement surpris le Kremlin, comme elle a pu surprendre un certain nombre d'observateurs occidentaux. Surtout, il y a une lecture de l'Ukraine qui est totalement biaisée par le fait d'assimiler la russophonie à une sorte d'appartenance au monde russe et à une volonté éventuellement d'être rattachée à la Russie. C'est peut-être aussi une lecture totalement biaisée parce qu'il y a un phénomène d'ailleurs que les Russes, mais également certains Occidentaux n'ont pas voulu voir : le développement d'un patriotisme ukrainien indépendamment de différences qui seraient confessionnelles ou linguistiques. Ça, on l'a vu dès 2014 avec beaucoup de Russophones dans l'armée ukrainienne, du côté également des bataillons de volontaires et beaucoup de gens, de soldats qui venaient des régions du centre et de l'Est et qui combattaient côté ukrainien. Ça montrait qu'on pouvait être russophone et patriote ukrainien dès cette période-là.


 


 


Les Ukrainiens croient-ils à une victoire contre la Russie ?


 


A.G. : Oui, les sondages le montrent. Ils ont repris assez rapidement après l'invasion. Il y en a eu de plusieurs instituts de sondage en Ukraine, qui montrent que plus de 90% des Ukrainiens croient en la victoire contre les Russes. C'est une croyance qu'ils ont eu assez rapidement. Il y a un peu moins de scepticisme en Ukraine qu'ici en Occident. Pour le moment, aucune concession n'est prévue. Les Ukrainiens considèrent que les autorités russes ne cherchent pas uniquement à grignoter du territoire, mais également à les exterminer en tant que peuple, en tant que culture et à les priver de leur propre état. C'est ce que montrent, selon eux, les stratégies d'occupation de l’armée russe, comme on peut le constater par exemple au début de la désoccupation de Kiev à partir de mars-avril 2022. On a vu les exactions commises par l’armée russe à l’encontre de la population ukrainienne sur des motifs de différences culturelles et nationales. Et puis il y a aussi les bombardements sur les infrastructures civiles pour terroriser la population. Cela donne un élan et une croyance en la victoire parce que s’il n’y pas victoire, la menace sera toujours présente.


 


 


Les Ukrainiens accepteraient-ils de faire des concessions, notamment territoriales, pour mettre fin à la guerre ?


 


A.G. : On ne le sait pas. On n’est pas dans cette configuration aujourd’hui. La Russie ne cherche absolument pas à négocier, elle est dans une attitude jusqu’au-boutiste. Ses objectifs et les déclarations de Vladimir Poutine ne vont que dans le sens d’un démantèlement de l’Ukraine, du fait que l’Ukraine ne puisse plus disposer d’un état qui lui soit propre. Le jour où la Russie arrêtera de combattre, on sera dans une autre configuration, mais on ne peut pas prévoir quelle sera l’attitude des Ukrainiens à ce moment-là, quel sera le rapport de force, le nombre de morts de part et d’autre. Aujourd’hui, la Russie ne cherche ni à arrêter le combat, ni à négocier.


 


 


Comment la guerre peut-elle évoluer ces prochaines semaines, ces prochains mois ?


 


A.G. : C’est très difficile de le savoir. Aujourd’hui, on est dans une phase de relative stagnation, avec des combats extrêmement violents le long d’une ligne de front qui fait 1.000 kilomètres. Ils se déroulent dans une région très importante pour la Russie, celle de Donetsk, qu’elle ne contrôle qu’à moitié actuellement. Les combats se cristallisent sur la ville de Bakhmout, que les Ukrainiens tiennent pour le moment. On est dans une guerre en cours qui, sauf modification très importante du côté du pouvoir politique ukrainien ou du pouvoir politique russe, risque de durer.


 


 


Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, se mobilise depuis le début de la guerre pour obtenir le soutien des Occidentaux. Ce soutien est-il la clé du conflit ?


 


A.G. : C’est un enjeu extrêmement important, et pas que pour Volodymyr Zelensky. Lui est en quelque sorte le porte-parole de sa population. Il y a un agenda commun : les Ukrainiens dans leur ensemble, y compris les élites politiques, ont conscience de l’importance de l’aide occidentale, qu’elle soit militaire ou financière. C’est pour cette raison que quand on pose la question de la lassitude des Ukrainiens, les Ukrainiens disent « Nous n’avons pas peur de notre lassitude, nous avons peur de la lassitude des Occidentaux et de nos alliés ».


 


 


Volodymyr Zelensky est-il toujours soutenu par sa population ? Il s’est mué en chef de guerre alors qu’il n’était même pas un homme politique à la base, mais un comédien.


 


A.G. : Zelensky est effectivement un outsider mais il a été élu pour ça en 2019, parce qu’il ne faisait pas partie de l’élite politique traditionnelle, à laquelle les Ukrainiens reprochaient de ne pas respecter ses promesses. Son score à la présidentielle était lié à cette volonté de « dégagisme ». Il était relativement peu populaire avant l’invasion mais ce n’était pas particulièrement nouveau en Ukraine, où l’usure du pouvoir est assez rapide. Il restait d’ailleurs l’homme politique le plus populaire malgré tout. Mais comment expliquer sa popularité aujourd’hui ? Par son courage, déjà, dans les premiers jours de l’invasion. Il est resté dans la capitale, c’est un point extrêmement fort. Le deuxième élément, c’est aussi le fait qu’aujourd’hui, ce que fait Zelenski, notamment par rapport aux alliés, correspond parfaitement aux attentes des Ukrainiens. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de critiques à son égard, mais la priorité n’est pas là. La priorité est à l’effort de guerre.


 


 


Cette guerre va-t-elle laisser des marques durablement dans les relations entre Ukrainiens et Russes ? Pour l’Ukraine, l’avenir s’écrit-il désormais plutôt à l’ouest, vers l’Union Européenne ?


 


A.G. : Ce n’est pas plutôt, c’est une certitude. Les Ukrainiens se considèrent aujourd’hui comme des Européens et veulent absolument une entrée dans l’UE et dans l’Otan. Depuis 2014, environ 60% voulaient rejoindre l’Union Européenne. Aujourd’hui, on est à plus de 80%. Cette guerre a convaincu les Ukrainiens que leur indépendance devait être protégée et que cette protection passait par une entrée dans l’UE et l’Otan, sans parler des valeurs qu’ils revendiquent depuis la révolution Maïdan autour de l’état de droit et de la démocratie. Cette guerre va marquer la relation entre l’Ukraine et la Russie. La dissociation entre l’Ukraine et la Russie était perceptible et progressive depuis 1991, elle s’est accentuée depuis 2014. Aujourd’hui, on constate un rejet de la Russie et du modèle autoritaire qu’elle représente, dont les Ukrainiens ne veulent pas, et même de la société russe, que les Ukrainiens considèrent comme soumise à un pouvoir qui est criminel. Cette soumission interroge les Ukrainiens et les choquent car eux, quand ils ont eu des régimes autoritaires, ont cherché à les combattre. Du côté européen, il y a eu aussi un changement de posture : l’engagement de l’UE aux côtés de l’Ukraine est très important militairement et financièrement. L’Ukraine est aussi passé du statut de voisin de l’UE à celui de candidat reconnu à l’élargissement, et c’est un tournant fondamental de la politique européenne, qui ne visait pas a priori à intégrer des pays comme l’Ukraine ou la Moldavie.